Est-il possible de contrôler la taille des bulles dans la bière ? Qu’en est-il de la perception de la taille des bulles : fine ou grosse ? La taille des bulles dans la bière suscite bien des mythes et légendes, mais surtout des interrogations. De leur formation à leur dispersion, dans la bouteille et le verre, des facteurs pouvant influencer leur taille et leurs rôles sensoriels, partons à la découverte des mystères des bulles.
Formation Des Bulles
En métabolisant les sucres, les levures produisent deux sous-produits, de l’alcool éthylique et du dioxyde de carbone (CO2), ce que l’on appelle la phase anaérobie. Lors de la fermentation, chaque gramme de sucre produit environ 0,48 gramme de CO2. Dans une bouteille de bière, le CO2 sous pression, entre deux et cinq fois la pression normale (six pour le Champagne), est dissout dans le liquide, maintenant la concentration de gaz dans un état d’équilibre, selon la loi de Henry. A l’ouverture d’une bouteille, un phénomène thermodynamique de sursaturation intervient : la pression chute au niveau de l'atmosphère environnante, laissant s’échapper un petit nuage de gaz, entrainant également une baisse rapide de la température, déclenchant la cavitation lors de laquelle le gaz s’échappe pour rétablir un équilibre, en créant… les bulles.
Les bulles de gaz se forment préférentiellement sur des surfaces qu’on appelle sites de nucléation. Si visuellement, on aperçoit les bulles se former surtout sur la base et les côtés de la bouteille, les sites de nucléation correspondent à toutes les « impuretés », comme des fibres de cellulose, et de minuscules particules en suspension, présentes sur le contenant et dans la bière. On a longtemps cru que les bulles se formaient dans les microcavités du verre, mais des études récentes semblent démontrer que ce phénomène soit en fait marginal. Lorsque l’on verse la bière dans un verre, il arrive qu’elle puisse mousser énormément s’il y a trop d’impuretés : c’est pourquoi il est de coutume de rincer le verre afin d’éliminer les sites de nucléation possibles.
La pression oscillatoire, exercée à l’ouverture de la bouteille, provoque l'effondrement des bulles et donc la formation de très petits fragments de bulles, augmentant la surface de contact gaz-liquide. Le transfert de masse entraine la croissance des bulles.
Grossissant progressivement grâce à la diffusion du CO2 dissout, la bulle finit par se détacher de son support et initie sa remontée à la surface. Ayant atteint une certaine flottabilité, elle laisse sa place pour la formation d’une autre bulle. La fréquence de production de bulles dans la bière est d’environ 10 bulles par seconde par site de nucléation ; à noter qu’elle est de 30 dans le Champagne qui possède une concentration de CO2 trois fois plus élevée.
Les bulles de la bière possèdent des propriétés uniques : les « petites » bulles inférieure à 1/3 de mm sont sphériques, quand les plus grosses sont ellipsoïdales. Si les bulles sont « rondes », c’est qu’elles doivent minimiser leur surface tout en conservant leur volume, pour atteindre leur équilibre. Quand la tension superficielle décroit, les bulles ont tendance à se déformer. En moyenne, la tension superficielle de la bière est de 45 milijoules (mJ)/m².
Grossissant toujours durant leur remontée par l’apport de dioxyde de carbone et de molécules aromatiques, celles atteignant 1 mm ont des rayons d’oscillation qui les font s’enrouler en spirale. En moyenne, une bulle de CO2 a un diamètre de 0,5 mm et un volume de 1/15 mm3. Elle est composée, à plus de 99%, de CO2 et d’arômes.
Dispersion des Bulles - Dégazage
Lorsque l’on sert un verre de bière, un flux de recirculation du CO2 s’établit à l'intérieur du verre. Quand les bulles remontent à la surface, elles entraînent avec elles un peu de liquide qui retourne au fond, le long des parois, de par la conservation de masse. Ce mouvement de recirculation favorise la croissance plus rapide des bulles à partir des sites de nucléation sur les parois. Les bulles de bière peuvent ainsi retomber.
Schéma de recirculation de la bière : La montée des bulles à partir de différents sites de nucléation induit une circulation globale.
L’ascension des bulles est ainsi inévitable car due à leur flottabilité, la fameuse poussé d’Archimède (Eurêka !), leur densité étant, en effet, beaucoup plus faible que celle du liquide. La convection, induite par la flottabilité, augmente encore le transfert de masse par advection et, par conséquence, la taille des bulles. Arrivées à la surface, elles contribuent au volume de la mousse, dont le développement ne dépend que de la croissance des bulles et non de l'apparition de nouvelles bulles.
Différentes étapes de l'évolution de la mousse (a) t = 0 ms, juste avant l'impact. (b) t = 0,1 ms, les bulles se développent en raison de la chute soudaine de pression, puis s'effondrent rapidement, donnant naissance à une mousse minuscule. (c) t = 1,8 ms, ces bulles de mousse se développent uniquement grâce à la diffusion du CO2 en elles. (d) t = 124,5 ms, le flux est dominé par des panaches de bulles poussés par la flottabilité. Le mouvement relatif entre ces panaches et le liquide améliore considérablement le transfert de masse, la majeure partie de la mousse est générée à ce stade. (Source : Some Topics on the Physics of Bubble Dynamics in Beer )
Les plus petites bulles, du fait d’une tension superficielle et d’une pression plus élevées, peuvent transmettre leur gaz aux plus grosses, car la pression s’égalise entre les bulles.
Les mouvements de convexion, lors de la remontée des bulles, peuvent provoquer un phénomène de vagues et tourbillons dans les bières avec beaucoup de corps. La recirculation de la bière dépendrait également beaucoup de la forme du verre, mais aussi de la tension superficielle qui s’établit à sa surface. De plus, les verres peuvent avoir des propriétés hydrophobes qui favorisent la création de bulles.
Les bulles de bière sont ainsi 2 fois plus petites au fond du verre, qu’à son sommet. Dans le Champagne, la taille des bulles semble totalement relative à la taille et à la forme du verre : dans une flûte de 10cm elle mesure 1 mm, quand dans une flûte de 30 cm elle atteint les 3 mm ; dans une coupe elles restent petites car le dégazage est accéléré. Selon une étude publiée en 2021, une demi-pinte de lager commerciale libèrerait entre 200000 et 2 millions de bulles.
Les bulles de bière sont en tout cas bien différentes de celles des autres boissons gazeuses, comme les sodas ou le Champagne. Leur durée de vie est plus longue et elles se déplacent plus lentement grâce aux tensioactifs qui abaissent la tension superficielle et rendent le liquide de la bière plus visqueux, augmentant ainsi la traînée hydrodynamique des bulles.
Les mécanismes de dégazage de la bière sont analogues à ceux des éruptions limniques que l’on trouve dans la nature, aux conséquences souvent désastreuses : en 1986 au lac Nyos au Cameroun, une remontée de dioxyde de carbone a provoqué la mort par asphyxie de centaines de personnes et de milliers d’animaux.
A noter que ce phénomène de dégazage est différent des phénomènes d’effervescence qui se produisent lorsque l’on secoue une bouteille ou du jaillissement-gushing qui lui est dû à des problèmes de dosages de sucres et/ou de levures, de fermentation courte ou incomplète, ou bien de moisissure ou d’infection.
Par ailleurs, dans une bouteille fermée, le CO2 se diffuse également mais très lentement, une molécule mettrait plus de 3 ans pour y parvenir.
Facteurs influençant la taille des bulles
Outre la taille et la forme du verre, d’autres facteurs influenceraient la taille des bulles.
Tout d’abord, le milieu liquide et sa capacité à maintenir dissout le gaz carbonique : il faut qu’il contienne suffisamment de tensioactifs pour abaisser la tension superficielle. Plus le liquide possède un pH acide et peu d’ions bicarbonates, plus il relâchera de grosses bulles. Ce facteur s’applique particulièrement aux eaux pétillantes qui se vantent de la taille de leurs bulles. Dans la bière, plus la densité est élevée, plus le transfert de masse s’effectue rapidement, faisant croître la taille des bulles.
Les protéines et les dextrines de la bière perturbent le cheminement des bulles qui doivent les éviter. Les bières corpulentes produisent ainsi des bulles plus fines et restent effervescentes plus longtemps. Par ailleurs, la présence de bulles de différentes tailles dans ces mêmes bières permet une mousse riche et dense.
La température de la bière est également importante. Plus elle est chaude, plus elle relâche rapidement son CO2 qui s’assemble, formant ainsi des bulles plus grosses. Les conditions de stockage seraient ainsi susceptibles de jouer un rôle, en gardant les bouteilles au frais après la fermentation, la solubilité du CO2 augmenterait.
Les temps de fermentation et de clarification semblent également jouer un rôle sur le développement des bulles : plus ils seraient longs, plus les bulles seraient fines. En bouteille, les particules en présence devenant de plus en plus petites, les bulles, s’y développant, sont à leurs tours de plus en plus fines. Pour certains, les extraits de malt secs ralentiraient le temps de fermentation, mais donneraient des résultats inégaux.
Lorsque l’on sert une bière en fût, la différence de pression avec le verre augmenterait la dilatation des bulle : ce qui permet d’ailleurs à la Bière Guiness, qui comporte des bulles d’azote plus petite que celles du CO2, de mousser (c’est aussi pourquoi leur cannette renferme une balle de plastique contenant de l'azote pressurisé, générant un jet de gaz turbulent lors de son ouverture, qui permet la formation de bulles et l’apparition rapide de la mousse « crémeuse »).
Par ailleurs, on ne peut changer la taille des bulles par le type de carbonatation qu’elle soit naturelle ou forcée. Seule la quantité de carbonatation peut être modifiée.
Bulles et Perception Sensorielle
Le CO2 est un support de goûts contribuant à la perception des arômes. Les bulles de CO2 seraient capables de stimuler des récepteurs sensibles à la taille et à la pression, qui transmettraient au cerveau des signaux somatosensoriels, semblables au toucher. Des recherches ont montré que les bulles plus petites sont plus faciles à capter par ces récepteurs. Bien que libérant des arômes lorsqu’elles éclatent sur nos langues, les bulles joueraient surtout un effet sur notre perception de la texture et de la sensation en bouche. A noter que le CO2 est légèrement anesthésiant et diminuerait la sensation de soif. Un versement correct de la bière est ainsi nécessaire, tant pour les propriétés des bulles de CO2, que pour leur correct libération… sinon attention aux problèmes d’estomac ou de maux de tête.
Contrôler la Taille des Bulles ?
Quantité de CO2 dissout, densité, protéines et dextrines, ph, température, nombre de sites de nucléation, différence de pression entre les contenants, formes de la bouteille et du verre, façon de servir…
Contrôler la taille des bulles dans la bière relève ainsi de nombreux facteurs et la formule magique ne semble pas encore avoir été trouvée. La perception de la taille des bulles d'une bière n'est peut être que très suggestive ou propre au palais de chacun... et puis ce n'est pas la taille qui compte, c'est le goût! Au final, lorsque l’on apprécie une bière et la taille de ses bulles, on ne peut que songer aux probabilités et aux possibilités infinies des combinaisons qui font de la bière, du brassage et de la dégustation, un Art !
Vincent Ferrari
References:
Some Topics on the Physics of Bubble Dynamics in Beer Patricia Vega-Martínez, Oscar R. Enríquez and Javier Rodríguez-Rodríguez * mdpi.com/2306-5710/3/3/38
Beer Physics: Bubbles ffden-2.phys.uaf.edu/webproj/212_spring_2019/Corey_Gray/corey_gray/bubbles.html
The Apollonian Decay Of Beer Foam Bubble Size Distribution And The Lattices Of Young Diagrams And Their Correlated Mixing Functions S. Sauerbrei, E. C. Haß, And P. J. Plath doi.org/10.1155/DDNS/2006/79717
The Fluid mechanics of bubbly drinks Roberto Zenit & Javier Rodríguez-Rodríguez : physicstoday.scitation.org/doi/10.1063/PT.3.4069
Tension superficielle : femto-physique.fr/mecanique_des_fluides/tension-de-surface.php
Le CO2 caractéristiques physico-chimiques, production et utilisations dans les boissons, Pierre Millet btobeer.com/themes-conseils-techniques-bieres-brasseries/conseils-carbonatation-process-et-analyses/co2-caracteristiques-physico-chimiques-production-utilisations-boissons-gazeuses-bieres
How Many CO2 Bubbles in a Glass of Beer? Gérard Liger-Belair et Clara Cilindre pubs.acs.org/doi/full/10.1021/acsomega.1c00256
Bonus :