Lors de notre séjour à Munich à l’occasion du Drinktec, nous avons découvert une bière un peu particulière : la Kartoffelbier ou bière à la patate. Il n’en fallait pas plus pour éveiller notre curiosité et nous intéresser à ce style insolite. Découvrons comment la pomme de terre peut s’intégrer au brassage sans altérer le profil organoleptique, tout en apportant texture, rondeur et intérêts nutritionnels et fonctionnels.

 

Une histoire de résilience et d’ingéniosité

 

La bière à la pomme de terre, ou Kartoffelbier, fait partie de ces styles oubliés qui témoignent de la créativité des brasseurs face aux contraintes. En Allemagne, notamment à Nuremberg, une « Kartoffelbier » ou « Rotbier » était brassée dès le XVIe siècle, souvent en période de pénurie ou lorsque l’orge venait à manquer.

Des sources historiques, comme l’ouvrage « A History of Beer and Brewing » d’Ian Hornsey, relatent une recette bavaroise où des pommes de terre râpées étaient longuement bouillies avant d’être mélangées à du malt dans une infusion visant une température d’enzymation comprise entre 62 et 69 °C. De nos jours, en Allemagne, une seule brasserie continue à brasser régulièrement une bière à la patate, Klosterbrauerei Neuzelle c'est à dire la "Brasserie de l'Abbaye de Neuzelle" qui produit également de nombreuses bières aux fruits et aux légumes comme une bière aux asperges! 

 

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La Kartoffel Bier de Neuzelle Klosterbrau 

 

Les aspects scientifiques 

 

La pomme de terre, Solanum tuberosum, est composée en moyenne de 15 à 20 % de glucides, principalement de l’amidon, mais aussi de 1,5 à 5 % de fibres ou de cellulose, et de 4 à 5 % de composants solubles tels que des protéines, du potassium, des vitamines C, B6 et B9. Son amidon, principalement sous forme de granules, gélatinise à partir de 60 °C, une température qui correspond précisément à l’optimum d’activité des amylases du malt. Ainsi, une fois cuite, la pomme de terre devient un substrat idéal pour la saccharification.

Les études techniques montrent que l’ajout de pommes de terre peut représenter 10 à 20 % de l’empâtage, sans perturber significativement la conversion enzymatique, tant que la proportion de malt riche en enzymes reste suffisante.

 

pomme de terre solanees affiche scolaire ancienne

 

 

Pomme de terre vs patate douce

Attention, la patate douce et la pomme de terre (la « patate ») n’appartiennent pas à la même famille botanique : la première est une Convolvulacée (famille du liseron), tandis que la seconde est une Solanacée (comme les tomates, poivrons, aubergines, etc.), malgré leur apparence et leur usage culinaire similaires.

La chimie de l’amidon diffère : la patate douce contient plus de sucres simples et d’amidon facilement gélatinisable, tandis que la pomme de terre classique a un amidon plus résistant. L’amidon de la patate douce ne possède pas autant d’enzymes intrinsèques que le malt et dépend donc fortement des enzymes du malt ou d’enzymes ajoutées. En brassage, la patate douce apporte plus de sucres fermentescibles rapidement, mais aussi plus de viscosité, ce qui peut compliquer la filtration si elle n’est pas précuite. Il y a beaucoup de résidus et de pertes : les fibres non gélatinisées, les peaux, etc., peuvent générer un trub conséquent. Leur goût distinct peut influencer légèrement le profil aromatique de la bière, surtout pour la patate douce, qui apporte une note sucrée naturelle. Nous n’aborderons donc pas la patate douce dans le reste de cet article (peut-être dans un prochain).

 

patate douce pomme de terre

Una patate douce et une pomme de terre

 

Qu’apporte la pomme de terre dans la bière ?

 

Contrairement aux idées reçues, la pomme de terre n’apporte pas de « goût de pomme de terre » marqué. Les expériences modernes menées par des brasseries artisanales montrent que le résultat final est souvent très proche d’une lager classique : couleur dorée, profil malté léger et arômes neutres. La Kartoffelbier que l’on trouve en Allemagne est une lager à la patate qui surprend par sa discrétion : visuellement et gustativement, elle ne se distingue quasiment pas d’une lager standard, malgré l’incorporation de pommes de terre dans le processus. L’expérience prouve que la pomme de terre peut être intégrée sans altérer le profil organoleptique, tout en contribuant à la texture ou au rendement.

En pratique, la pomme de terre apporte surtout :

  • Amidon supplémentaire : facilement transformé en sucres fermentescibles.
  • Texture et rondeur : elle peut donner une bouche plus douce et veloutée.
  • Neutralité aromatique : contrairement au maïs ou au riz, elle interfère peu avec le profil sensoriel.
  • Intérêt nutritionnel et fonctionnel : certaines variétés riches en anthocyanes, comme les pommes de terre violettes, ouvrent des pistes vers des bières fonctionnelles, avec un potentiel antioxydant.

Une étude récente sur les bières à base de pommes de terre violettes démontre que leur forte concentration en anthocyanes augmente les bénéfices antioxydants. La fermentation améliore la stabilité et la biodisponibilité de ces composés via leur conversion en dérivés actifs. Ces bières enrichies peuvent avoir un impact positif sur la santé, notamment au niveau anti-inflammatoire, métabolique et sur le microbiote. Toutefois, le maintien de l’intégrité des anthocyanes nécessite des techniques de brassage adaptées, incluant une ingénierie fine du procédé et des ajouts spécifiques.

 

biere a la patate pomme de terre

 

Comment brasser avec des pommes de terre ?

 

Parmi les sources historiques les plus anciennes, on retrouve en 1853 les écrits du Dr Chr. H. Schmidt, qui expliquait que la moitié du malt pouvait être remplacée par des pommes de terre crues sans altérer sensiblement la qualité de la bière. En pratique, 45 kg de malt équivalent à 90 kg de pommes de terre crues, après prise en compte de la perte d’amidon. La fécule de pomme de terre gélatinise plus rapidement que celle de l’orge, assurant une saccharification complète et des bières fluides et sèches en finale.

Les pommes de terre peuvent être utilisées crues ou transformées (purée, flocons, sirop ou fécule pure). Pour éviter les arômes désagréables des pommes de terre crues, Schmidt recommande de les râper finement et de les rincer à plusieurs reprises avant incorporation.

Un protocole moderne inspiré de ces écrits pour la Kartoffelbier prévoit :

  1. Montée à 72 °C pendant 20 min pour la saccharification ;
  2. Passage à 76 °C pour maximiser l’extraction et faciliter la filtration ;
  3. Recirculation jusqu’à obtention d’un moût clair.

Aujourd’hui, deux approches principales sont utilisées pour incorporer la pomme de terre dans la bière :

  1. Pommes de terre entières, râpées ou en purée
    • Cuisson préalable (environ 60 min) pour gélatiniser l’amidon.
    • Incorporation dans la cuve-matière avec le malt, en maintenant un palier de 65 °C.
    • La conversion enzymatique est assurée par les enzymes du malt.
  2. Produits transformés (flocons, fécule)
    • Plus simple et constant, mais moins « authentique ».
    • Permet d’apporter l’amidon nécessaire sans le travail énergétique de cuisson.

Dans les deux cas, le mélange avec le malt permet aux amylases de transformer l’amidon en sucres fermentescibles. Le processus typique commence vers 60 °C et progresse progressivement vers 66–70 °C, souvent avec des repos séparés (par exemple, 10 min à 60 °C puis 45 min à 66 °C).

L’utilisation de purée instantanée ou de trop de flocons (plus de 15 %) peut bloquer le filtre et épaissir le moût. Il est donc conseillé de privilégier des pommes de terre riches en amidon, précuites, voire bouillies, pelées et coupées en cubes, ou des flocons secs bien rincés. Les variétés farineuses sont préférables aux variétés cireuses, à noter que l’ajout d’amidon peut augmenter le degré d’alcool. Le contrôle de la texture est essentiel pour éviter un effet « glue ».

Dans tous les cas, la pomme de terre est considérée comme un auxiliaire (source d’amidon complémentaire) et non comme un substitut total du malt.

 

La bière à la patate n’est pas un simple « délire brassicole ». Elle témoigne d’une histoire d’adaptation et d’ingéniosité, tout en offrant des pistes d’innovation dans la brasserie moderne : amidon alternatif, textures intéressantes, valorisation de produits agricoles. Si elle reste rare et méconnue, elle pourrait bien trouver sa place dans l’univers craft actuel, avide d’histoires authentiques et de recettes singulières.

 Vincent Ferrari 

Source/référence :
Kartoffelbier : gradplato.com/kategorien/how-to/kartoffelbier
Brewing with Potatoes : byo.com/article/brewing-with-potatoes-techniques/
Exploring the potential of anthocyanin-infused fermented beverages for sustainable health solutions : doi.org/10.1016/j.fufo.2025.100708

 

Bonus :

 

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