Parmi les Bières emblématiques de l’Allemagne, les rauchbier se distinguent comme leur nom l’indique par leurs goûts de fumée, rauch signifiant fumé. Arôme provenant du malt, c’est bien la grande histoire du maltage et de la production de bière en Europe qui transparait dans cette bière. Bien que très peu de bières traditionnelles subsistent aujourd’hui, les bières fumées tendent à se redévelopper. Nous avons interrogé à ce sujet plusieurs brasseries françaises qui en brassent différents styles.

 

Rauchbier : une Histoire du Maltage

 

Le processus de maltage est primordial pour permettre d’utiliser les céréales dans le brassage, grâce à l’activation des enzymes à la saccharification de l’amidon. Lors du touraillage, la dernière étape du maltage, la teneur en eau doit être réduite à moins de 5% afin d’arrêter la germination mais aussi pour une question de conservation des malts. Dans les pays du nord ou le séchage au soleil est aléatoire, le touraillage consiste ainsi à un séchage par des gaz chauds.

Le fumage est en effet l’une des plus anciennes méthodes connues de conservation des produits, associée au séchage et au salage. Jusqu’au 17ème siècle, ces gaz étaient produits par des fours à fumée, qui en traversant le malt les parfumaient plus ou moins selon le combustible, leur laissant des arômes caractéristiques.

Au Royaume-Unis, les chauffes s’effectuaient de préférence avec de la tourbe et de la paille, le bois étant utilisé en priorité pour les constructions notamment sur les chantiers navals. Les fameuses nuances du malt anglais Brown proviennent ainsi des effets de la fumée et de la chaleur en fonction de la température et de la durée de touraillage des malts. En revanche, le bois étant beaucoup plus disponible en Allemagne, son utilisation en tant que combustible était généralisée.

Les malts fumés étaient donc les seuls disponibles à cette époque, même si le goût de fumée n’était pas forcément recherché. En fonction des matières premières mais aussi des compétences des brasseurs/malteurs, les arômes de fumées étaient plus ou moins prononcées. Leurs excès pouvaient cependant déplaire aux consommateurs.

En 1635, plus exactement un 23 juillet (un lundi !), l’anglais Nicholas Halse invente le premier four sans fumée à chauffage indirect. Plus consommateur en combustible que les fours traditionnels, le rendement du malt produit était cependant 30% supérieur. Les malts fumés ont continué à être utilisés en Angleterre dans les porters jusqu’au début du 19ème siècle pour leurs propriétés colorantes, afin de donner à ce style sa couleur foncée. L’invention du tambour de torréfaction par Daniel Whelleer en 1818 mis fin dans cette région du monde à la production de malts fumés et donc de bières possédant cette flaveur. Depuis 2021, le 23 juillet est devenu en Allemagne la Journée officielle de la préservation de la bière fumée : Tag der Rauchbierbewahrung.

 

Four à fumée simple qui s'étend sur deux étages. La ligne x - y est l'étage qui sépare les deux étages. Le canal de fumée (a) mène à l'entonnoir (c), sur la paroi duquel se trouve la plaque du four. Source : Lehrbuch der rationellen Praxis der landwirtschaftlichen Gewerbe. Dr. Fr. Jul. Otto. Druck und Verlag von Friedrich Vieweg und Sohn. Braunschweig 1859 - wikipedia

Four à malt d'Osthofen datant de 1884. L'air chauffé indirectement circule à travers les deux niveaux du four : four de torréfaction en dessous, four à combustion au-dessus Source : Wikipedia

 

En Allemagne, les fours à combustion indirecte apparaissent à la fin du 18ème siècle à Munich, en boulangerie, avec la réalisation d’un four sur le modèle anglais, par Jakob Weiss. Ils se répandirent assez rapidement, au grand soulagement des artisans qui limitaient ainsi les risques d’incendies, et de la population qui devaient supporter des volutes à longueur de journée. La brasserie Spaten de Munich fut l'une des premières à s'équiper de ces nouveaux fours vers 1800.

 

Source : Brauerei Spezial 

 

Peu de brasseries allemandes ont résisté à ces évolutions. Les deux plus connues, se trouvent dans la ville de Bamberg en Haute-Franconie et maltent encore elles-mêmes au feu de hêtre et de chêne. La brasserie Heller, aka Schlenkerla, qui brasse pratiquement de la même manière depuis 1405 et dont la bière est également conditionnée en fût de chêne, et la brasserie Spezial qui brasse « au moins » depuis 1536. Le nom Schlenkerla provient du verbe schlenhern [ˈʃlɛŋkɐn], il désigne une personne claudiquante dans le dialecte de Bamberg, que l’on retrouve sur le sceau des bouteilles de la brasserie.

 

 

 

Arômes et styles de bières Fumées

 

Les qualités aromatiques de la fumée dépendent du bois utilisé ainsi que des températures de leurs pyrolyses. La fumée de bois se dégage à des températures comprises entre 250 et 500° C, elle contient des composés tels que les hydrocarbures aliphatiques et aromatiques, des alcools et des cétones, des carbonyles comme du formaldéhyde, des acides carboxyliques tel l'acide acétique ainsi que des phénols.

Si l’on pense d’abord aux malts d’orges fumés, le fumage du malt de blé est également pratiqué.  Plusieurs essences de bois peuvent convenir au fumage. Tout d’abord les feuillus traditionnels : hêtre, chêne, érable, noyer, orme, peuplier, saule, tremble et aulne, ainsi que quelques résineux. Les arbres fruitiers comme le cerisier, le pommier et le poirier sont également utilisés, quelques malteries américaines en produisent depuis plusieurs années, et certaines malteries françaises commencent à faire des petites productions avec des essences locales. Enfin, le fumage peut être réalisé avec de la tourbe (à l’instar du whisky), du genièvre, du mesquite de la paille, et même des épis de maïs. S’il peut être tenant de fumé soit même son malt, cela est plutôt déconseillé. En effet certains composés produits, les hydrocarbures polycycliques aromatiques (HAP) ont des propriétés cancérogènes et génotoxiques.

Parmi les bières fumées, on retrouve aujourd’hui des lagers mais aussi des ales, dans les types de bière on retrouve des bocks, des helles, des weizens, ou bien des porters. Il y a toutefois un débat sur le fait que le fumage soit un style ou un arôme apporté à la bière, en effet pendant longtemps on pouvait considérer que c’était une bière Märzen brassée intégralement ou partiellement avec du malt fumé. Le style Rauchbier est aujourd’hui reconnu par le BJCP.

 

On retrouve aujourd’hui cet « arôme » dans plusieurs catégories dans le Guide des Styles de Bières du BJCP 2021 :

 

Rauchbier – catégorie 6B BJCP

 

Bière blonde allemande ambrée, fumée au bois de hêtre présente les caractéristiques typiques d'une Märzen, avec un profil malté riche et torréfié, une amertume modérée, une fermentation propre, et une finale relativement sèche. Cependant, ce style est distinctif en raison de son caractère fumé bien marqué.

Son arôme offre un équilibre variable entre la fumée et le malt, avec des niveaux d'intensité qui peuvent varier. La fumée de bois de hêtre peut osciller entre subtil et prononcé, présentant des notes fumées, boisées, voire évoquant le bacon. Le caractère malté peut quant à lui être discret à modéré, avec des nuances allant du malt grillé au malt doux. Il est courant de constater une relation inverse entre les composantes du malt et de la fumée, c'est-à-dire que lorsque l'intensité de la fumée augmente, celle du malt diminue, et vice versa. Il est également possible de détecter une légère note d'arôme de houblon floral ou épicé en option. La fermentation se caractérise par sa propreté.

Thierry de la Brasserie La Kanopée s’y essaye « après quelques échanges bien sympathiques avec des brasseurs de la région de Bamberg lors d'un séjour touristicobrassicole » Il utilise principalement des Malts Pale, Munich, Munich III, Munich Dark, Vienna et bien sûr Fumé à hauteur de 32% . «J’ai pris en compte ma clientèle locale ( Côte d'or) et j'ai donc fait un dosage assez léger qui permet de faire découvrir ce type de bière plus facilement. Elle fait partie des recettes éphémères qui reviennent régulièrement. Notre Rauchbier s'associe aussi bien lors d'un apéritif, avec des plats d'hiver mais aussi l'été lors d'un barbecue.» nous explique-t-il. Côté houblon, il utilise du Hersbrucker en amérisant et du Tettnang en Aromatique, côté levure, il utilise la levure Diamond Lager de Lallemand. « J'ai travaillé en multi-palier comme d'habitude, pH 5.4, densité initiale 14°P, densité finale 2°P, 2 semaines de garde froide. »

La brasserie Galibot s’est inspirée de la Rauchbier de la brasserie Schlenkerla, «En soi ce type de bières ne diffère pas vraiment des autres lagers sur les paliers ou les consignes de fermentation. Il « suffit » d’avoir une belle recette où le fumée sera bien évidemment mis en avant, sans pour autant devenir écœurant, en dosant avec parcimonie » Leur bière, « La Fille du Feu fait partie de nos best-sellers : une bière d’été, mais aussi d’hiver, du BBQ a la raclette, elle est de la fête » nous confie Alexandre.

 

Bière Historique – catégorie 27 BJCP

 

Lichtenhainer

 

Une bière blanche historique d'Europe centrale, originaire de Lichtenhain en Thuringe, en Allemagne centrale, se distingue par son profil aigre et fumé, ainsi que sa faible densité. Son caractère complexe, équilibré entre une atténuation et une carbonatation élevées, associées à une amertume modérée et une acidité légère, lui confère une fraîcheur unique. Cette bière, qui a connu son apogée à la fin du XIXe siècle, était largement disponible dans toute la région de la Thuringe, rappelant ainsi les premières Berliner Weisse antérieures à 1840. Elle se caractérise par un arôme fumé frais d'intensité moyenne, agrémenté de légères notes d'acidité. On y décèle des esters fruités subtilement présents, évoquant parfois des nuances de pommes ou de citrons. Le malt, légèrement croustillant et granuleux Le caractère fumé de cette bière est prédominant, surpassant les notes de pain, et la fumée possède caractère « sec » rappelant les vestiges d'un feu ancien, plutôt qu'une fumée "grasse". Elle ne contient pas de houblon.

Le style est ressuscité depuis quelque temps par des brasseries tel que Piggy Brewing. La brasserie est « Satisfaite du résultat, les puristes adorent, mais ce sont des bières très clivantes et les ventes sont faibles sur ces produits. Ce type de bières doit être maintenu malgré tout car il est très intéressant en qualité pure et en accord met/bière»,  elle l’a d’ailleurs déclinée en 3 versions : Sour Speck, BBQ sauce et Das Rokeri. Piggy Brewing utilise de l’orge fumé au bois de hêtre et blé au bois de chêne pour ce type de bière.

 

Piwo Grodziskie / Grätzer

 

Une bière de blé historique originaire d'Europe centrale, offrant une saveur amère et une subtile touche de fumée de chêne, le tout dans un breuvage à faible densité, doté d'un profil de fermentation impeccable et exempt d'acidité. Hautement gazéifiée, elle se distingue par sa sécheresse, son côté croustillant et sa qualité rafraîchissante. Ce style de bière a vu le jour il y a des siècles dans la ville polonaise de Grodzisk (connue sous le nom de Grätz lorsqu'elle était sous la domination prussienne et allemande). Sa renommée s'est rapidement répandue dans d'autres parties du monde à la fin du XIXe et au début du XXe siècle. Cependant, la production commerciale régulière a décliné après la Seconde Guerre mondiale et s'est éteinte dans les années 1990.

 

 

 

Bière Fumée – catégorie 32

 

Bière Fumée de style classic (Classic Style Smoked Beer)

 

Versions fumées des styles de bières classiques. Une harmonie bien équilibrée entre les caractéristiques maltées et houblonnées du style de base, associée à une présence agréable et plaisante de fumée.

Les brasseurs artisanaux ont adapté l'utilisation de malts fumés à de nombreux styles de bières. Les brasseurs allemands ont traditionnellement employé des malts fumés dans des styles tels que les Bock, Doppelbock, Weissbier, Munich Dunkel, Schwarzbier, Munich Helles, Pils, ainsi que d'autres styles de spécialité. Il est important de maintenir un équilibre agréable entre les arômes attendus du style de bière de base et les notes de malt fumé. L'intensité de la fumée peut varier, allant d'une subtilité légère à une affirmation plus marquée, et elle peut présenter divers caractères de fumée de bois, tels que l'aulne, le chêne, ou le hêtre. Il n'est pas nécessaire que l'intensité de la fumée soit égale à celle de la bière de base, mais l'ensemble résultant doit être séduisant. Les arômes tranchants, phénoliques, désagréables, caoutchouteux ou issus d'une fumée brûlée sont à proscrire.

La brasserie Piggy Brewing a par exemple brassé 4 bières fumées en 2023 : IPA, Gose, Lager et Imperial Stout

 

Bière Fumée de spécialité (Specialty Smoked Beer)

 

Une bière fumée de spécialité qui peut prendre deux formes distinctes : soit elle est une bière fumée basée sur un style autre qu'un style classique, qui peut être un style de type spécialité ou une large catégorie de styles telle que le Porter plutôt qu'un style spécifique. Soit elle est tout type de bière fumée qui intègre des ingrédients de spécialité supplémentaires tels que des fruits, des légumes ou des épices, ou qui utilise des procédés spéciaux pour la rendre unique.

Avec une harmonie bien équilibrée entre les caractéristiques maltées et houblonnées du style de bière de spécialité de base, enrichie d'une présence agréable et plaisante de fumée. Un équilibre agréable doit être maintenu entre les arômes attendus du style de bière de base, les notes de malt fumé et éventuellement les ingrédients de spécialité. L'intensité de la fumée peut varier, allant d'une subtilité légère à une affirmation plus marquée, et elle peut présenter divers caractères de fumée de bois, tels que l'aulne, le chêne ou le hêtre. L'équilibre entre la fumée, la bière de base et les ingrédients de spécialité n'a pas besoin d'être uniforme en intensité, mais l'ensemble résultant doit être attrayant. Les arômes pointus, phénoliques, désagréables, caoutchouteux ou issus d'une fumée brûlée sont à proscrire.

On retrouve par exemple dans ces catégories des bières comme les Rauchbock, Rauchweizen, Rauch-Lager ou bien Rauch-Porter.

Les Brasseries Spores et Flore ont collaboré pour une Bière blonde fumée au bois de pommier, la Couline Vaulot. Olivier Coponet de la brasserie Flore, qui réalise 1 à 2 bières fumées par an souvent accompagnées d’un vieillissement en barrique, nous explique « le plus difficile c’est l’équilibrage des malts, je fais beaucoup de recherches. Par exemple les malts fumés au bois de hêtre étant très intransigeants, j’y ajoute du malt carat pour apporter de la sucrosité, sinon cela devient trop sec. ». Au sujet du brassage de la bière fumée au bois de pommier, Fred de la brasserie Spore nous précise : « Nous avons utilisé 50% de malt pilsen, 22% de malt d'orge fumé au bois de pommier et 28% de malt d'orge fumé au bois de pommier. »  Quant au houblon « l'idée était vraiment de mettre en avant le fumé, donc le houblon n'était pas primordial, sur ce type de bière, nous recommandons donc un houblon européen du type Hallertau, herbacé et floral, plutôt qu'un houblon US hyperaromatique». Au final le résultat est très satisfaisant : « On ne peut pas deviner quel type de fumaison il s'agit, mais on sent que c'est un fumé différent d'une bière au bois de hêtre, moins "bacon". Les retours du public sont également positifs. On attend impatiemment la version barriquée en fût de Calvados pour la fin de l'année !» conclut Fred.

 

Maintenant que la bière est admise à la table de la gastronomie, les bières fumées pourraient (devraient ?) être plus recherchées par les créateurs et les consommateurs en recherche d’accord bières et mets. Leurs goûts sont devenus plus fin et on a plus « l’impression de boire du jambon fumé ». L’utilisation de plus en plus répandue de barriques de vieillissements, ou l’ajout de copeaux étend encore les possibilités et la palette de style de bière. L’observation des bières traditionnelles européennes ne peut qu’inspirer le futur de la bière. À vos brassins !

 

Vincent Ferrari - octobre 2023
Spéciale dédicace à Reiner Faupel qui m'a introduit avec passion aux bières de Franconie lorsque j'ai débuté sur Btobeer.

 

Références/liens :

Der Brauprozeß von Schlenkerla Rauchbier : schlenkerla.de/rauchbier/prozess/prozess.html
Brauerei Spezial Geschichte : brauerei-spezial.de/geschichte
Rauchbier : braumagazin.de/article/rauchbier
Bamberger Rauchbier traditioneller Herstellungsart : slowfood.de/was-wir-tun/projekte-aktionen-und-kampagnen/arche-des-geschmacks/die_arche_passagiere/bamberger_rauchbier_traditioneller_herstellungsart
2021 Beer Style Guidelines : bjcp.org/bjcp-style-guidelines
Nuremberg, entre tradition de la Franconie et mouvement CraftBeer : btobeer.com/actualites/produits-industries/braubeviale-2016-a-nuremberg-entre-tradition-de-la-franconie-et-mouvement-craftbeer

Brasseries :

La Kanopée : la-kanopee.com
Galibot : brasserie-galibot.com
Piggy Brewing Company : thepiggybrewingcompany.com
Spore : brasserie-spore.com
Flore : brasserieflore.fr

Bonus :

 

 

^
Sauvegarder
Choix utilisateur pour les Cookies
Nous utilisons des cookies afin de vous proposer les meilleurs services possibles. Si vous déclinez l'utilisation de ces cookies, le site web pourrait ne pas fonctionner correctement.
Tout accepter
Tout décliner
Analytique
Outils utilisés pour analyser les données de navigation et mesurer l'efficacité du site internet afin de comprendre son fonctionnement.