La chicorée est un ingrédient original et intéressant, tant pour ses qualités gustatives que pour son impact sur le processus de brassage. Longtemps utilisée comme substitut de café, la chicorée est aujourd'hui reconnue pour sa capacité à enrichir la bière de saveurs complexes. Utilisée depuis plusieurs années par des brasseries du Nord de la France, son utilisation étendue pourrait éventuellement compléter voir remplacer certains malts. Cet article propose une analyse technique et scientifique de l'utilisation de la chicorée dans la bière, en s'appuyant sur les dernières recherches, notamment l'étude publiée en mars 2024, intitulée Technology of Lager and Dark Beers with Chicory Roots. Afin de mieux comprendre son utilisation, nous avons interrogé plusieurs brasseurs français qui intègrent la chicorée dans leurs recettes, en nous éclairant par leur expertise de brassage.

 

Présentation de la chicorée

 

La chicorée (Cichorium intybus) est une plante vivace de la famille des Astéracées, originaire d'Europe, d'Asie occidentale et d'Afrique du Nord. Elle est aujourd'hui cultivée dans de nombreuses régions du monde. Mentionnée pour la première fois il y a 4 000 ans dans le papyrus Ebers, en Égypte, elle était déjà reconnue pour ses vertus médicinales et utilisée dans des boissons légères. Les Grecs, tels que Galien, la considéraient comme bénéfique pour le foie, tandis que Pline l'Ancien louait ses bienfaits pour la vessie, les reins et les maux de tête. La chicorée fut également valorisée par Charlemagne pour soigner les maladies du foie et les inflammations oculaires. En France, la culture de la chicorée est principalement localisée dans le nord, en particulier dans les Hauts-de-France, une région historiquement reconnue pour sa production de chicorée ou environ 2 500 hectares y sont cultivés. Cette culture s’étend de octobre à mars, faisant de la chicorée une plante parfaitement adaptée aux conditions hivernales des régions au climat tempéré.

Il existe plusieurs variétés de chicorée, mais les deux principales sous-espèces cultivées sont la chicorée à café (ou chicorée sauvage) et la chicorée Witloof (utilisée principalement pour la production d’endives). La chicorée à café est la variété la plus utilisée dans l'industrie brassicole, en raison de ses racines riches en composés aromatiques. La récolte des racines se fait généralement à la fin de l'automne, lorsque la plante a accumulé un maximum de réserves sous forme de fibres et de sucres, notamment de l'inuline, un polysaccharide non digestible par l'homme, mais très intéressant pour le brassage.

 

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Plantation de Chicorée à café

 

L'utilisation de la chicorée comme substitut du café a débuté aux Pays-Bas à la fin du XVIIe siècle et s'est étendue dans le Nord de l'Europe, atteignant des pays tels que l'Angleterre, la Prusse, la Belgique et la France. Son adoption massive en France a eu lieu durant le blocus continental de 1806, qui a causé une pénurie de café. À cette époque, la torréfaction des racines de chicorée a permis de créer une boisson jugée supérieure à la décoction de racines séchées utilisée auparavant. L'histoire de la chicorée est ainsi intimement liée aux périodes de restrictions alimentaires, comme les guerres mondiales. Depuis le XIXe siècle, la chicorée a été utilisée pour étendre ou remplacer le café dans divers pays européens, et en France, elle est devenue une alternative populaire en raison de son goût amer et de ses propriétés nutritionnelles.

 

 

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Racine de Chicorée - Source : Chicorée Leroux

 

La chicorée dans la production de bière

 

La chicorée est un ingrédient intéressant pour les brasseurs cherchant à ajouter des notes complexes, torréfiées et amères à leurs bières, notamment les bières foncées.

 

Types de chicorée utilisés dans la bière

 

Deux formes de chicorée sont couramment utilisées dans la production de bière : la chicorée torréfiée et la chicorée soluble.

  • La chicorée soluble est obtenue en extrayant les composés aromatiques solubles de la racine torréfiée, puis en les concentrant sous forme de poudre ou de liquide (extrait et concentré). Ce type de chicorée est plus facile à manipuler et à doser, car il se dissout rapidement dans le moût, ce qui permet un meilleur contrôle sur le profil aromatique final de la bière.
  • La chicorée torréfiée est obtenue par un processus de cuisson des racines, similaires à celui employé pour le café. Ce procédé permet de développer des arômes puissants de caramel, de café, voire de chocolat, selon le degré de torréfaction. Ces arômes sont particulièrement recherchés pour les bières foncées, où ils complètent et amplifient les notes maltées et grillées des grains.

Certains brasseurs expérimentent également l'utilisation de grains de chicorée non torréfiés, qui offrent une légère amertume herbacée et peuvent être utilisés dans des bières plus légères. Ces différentes formes de chicorée offrent aux brasseurs une grande flexibilité pour créer des bières aux profils sensoriels variés, tout en maîtrisant l'intensité de l'amertume et des arômes.

 

Procédé de transformation de la chicorée pour la bière

 

L’incorporation de la chicorée dans le brassage suit plusieurs étapes clés, similaires à celles de l'ajout d'épices ou d'autres ingrédients aromatiques. Le processus peut varier selon que le brasseur souhaite utiliser de la chicorée en poudre, en grain ou soluble.

  1. Maltage et Mouture : Si la chicorée est utilisée sous forme de grains, elle est généralement ajoutée lors du maltage ou de la mouture des grains pour assurer une homogénéité dans le mélange. Cependant, pour la chicorée torréfiée ou soluble, son ajout a généralement lieu à un stade plus tardif.
  2. Incorporation lors de l'ébullition : L’ajout de la chicorée se fait souvent pendant l’ébullition, où les arômes amers et torréfiés sont mieux extraits. Si l’on cherche à intensifier l’amertume, la chicorée peut être ajoutée en début d’ébullition, de manière similaire au houblon. En revanche, pour préserver les arômes plus délicats, l'ajout en fin d'ébullition ou lors du refroidissement est préférable.
  3. Fermentation : L’impact de la chicorée sur la fermentation est relativement modeste, mais il a été observé que la chicorée, notamment en raison de sa teneur en inuline, pouvait ralentir légèrement la fermentation, tout en modulant le profil aromatique final de la bière.
  4. Maturation et conditionnement : Une fois la fermentation terminée, la bière peut être soumise à un conditionnement supplémentaire pour équilibrer l'amertume et affiner les arômes. La chicorée, surtout lorsqu'elle est torréfiée, a un effet stabilisant sur les arômes au fil du temps.

 

Des brasseries françaises qui utilisent la chicorée

 

En France, plusieurs brasseries artisanales se sont distinguées en utilisant la chicorée dans leurs recettes, souvent en lien avec la tradition de sa culture dans le nord du pays Ces brasseries démontrent que l'utilisation de la chicorée ne se limite pas à une simple quête d’innovation, mais qu’elle est devenue un véritable vecteur de création de bières au profil sensoriel distinctif, ancré dans la tradition régionale.

Nous avons interrogé Henri Motte de la Brasserie Motte Cordonnier à propos de la Edouard, bière à la chicorée, et Alexis Walraeve de la Brasserie du Pavé pour leur Ambrée.

« Notre bière s’appelle la « Edouard » car elle est issue d’une collaboration avec le chef Edouard Chouteau du restaurant La Laiterie à Lambersart (dans la périphérie de Lille). Celui-ci voulait une bière avec laquelle il puisse cuisiner que l’on puisse également boire dans son restaurant, plutôt ambrée avec un ingrédient original du Nord. Elle se marie bien avec les plats en sauce ou un peu gras du nord. » La brasserie utilise de l’extrait « Nous utilisons la chicorée d’un petit producteur du Nord, Chicorée Lutun, en extrait, La chicorée est un ingrédient puissant et nous avons fait tout un travail sur le dosage, au millilitre près pour que ce soit présent au gout sans être trop fort. » nous explique Henri Motte

La brasserie l’incorpore en toute fin d’ébullition « Nous avons essayé en dry hopping mais il y a des risques de contaminations. Nous ajoutons donc en toute fin d’ébullition pour stériliser et bien homogénéiser. »

 

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La Edouard, bière à la chicorée - Brasserie Motte-Cordonnier

 

Henri Motte est très enthousiaste du résultat tant au niveau organoleptique que physique « Ce que j’aime bien avec la chicorée, c’est que l’on peut obtenir une bière pas trop sucrée, assez sèche, tout en apportant des notes caramélisées à la bière.  On voulait que la présence de la chicorée soit assez subtile, qu’elle apporte une note finale en arrière-goût, sinon cela peut donner des goûts de brulées assez forte. La chicorée donne une mousse un peu plus rousse et des reflets cuivrés à la bière, un goût très légèrement liquoreux et une légère viscosité. »  Moral : « C’est un ingrédient que nous avons découvert lors du brassage de cette bière et qui se révèle avoir beaucoup de vertu, nous avons depuis remplacé le café par la chicorée à la brasserie ! »

Alexis Walraeve quant lui utilise la chicorée sous forme de « concentré de chicorée de chez Leroux qui est une entreprise du Nord.  Nous l’utilisons pour une bière ambrée à hauteur d’une dizaine de litre pour un brassin de 20 hectolitre. Nous avons demandé conseil à Leroux quant au meilleur moyen de l’intégrer à notre recette, qui nous a orienté vers le concentré car il se mélange facilement, car nous l’ajoutons en fin d’ébullition au moment de la phase de whirlpool. » 

 

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Bière Ambrée à la chicorée - Brasserie du Pavé

 

Leur ambrée est officiellement faite avec de la chicorée depuis plusieurs années et a remportée de nombreuses médailles : « Le but n’est pas d’avoir la chicorée dans la bouche mais plutôt pour avoir une touche en arrière-gout car la chicorée est bien complémentaire aux malts torréfiés. La chicorée ne peut remplacer le malt car il lui manque le corps que peut apporter les malts. La chicorée va également agir sur la couleur, quant à la mousse, cette bière en a une de belle mai je ne sais pas si c’est lié à la chicorée. Au niveau organoleptique, certains consommateurs ressentent une plus grande amertume mais j’ai l’impression que c’est plus psychologique par association à l’idée que se font les gens de la chicorée. En revanche il est possible qu’en augmentant les quantités il y a un réel impact sur l’amertume. » La encore les ponts avec la gastronomie locale sont forts « C’est une bière qui fonctionne bien en bouteille dans les restaurants qui la valorisent. L’ambrée est typique du nord et fonctionne bien en accord avec les mets : Tiramisu à la Chicorée, Carbonnade Flamande, Crumble Pomme-Rhubarbe ».

 

 

 

Avantages et inconvénients de l’utilisation de la chicorée dans la bière

 

L’ajout de la chicorée dans la bière présente de nombreux avantages, tant sur le plan gustatif que nutritionnel. La racine de chicorée, particulièrement celle qui est torréfiée ou soluble, est riche en composés amers, notamment les lactones sesquiterpéniques, qui contribuent à l’amertume et à la profondeur aromatique de la bière. Ces composés peuvent s’associer aux amertumes traditionnelles du houblon pour créer un profil plus complexe, tout en apportant des notes de caramel, café ou chocolat selon le degré de torréfaction.

La chicorée pourrait également complétée voir se substituée aux malts colorants (caramel, sombre, brûlé) pour les bières foncées, car leurs substances colorantes et leurs arômes volatils sont similaires à ceux des malts.

Un autre atout majeur de la chicorée est la présence d'inuline, un polysaccharide de réserve que l'on retrouve dans la racine. L'inuline est une fibre soluble aux propriétés prébiotiques, capable de stimuler la croissance des bactéries bénéfiques dans l'intestin. Bien que son effet direct sur la bière n’ait pas été aussi étudié que son impact dans les aliments, il est suggéré que l’inuline pourrait jouer un rôle dans la texture et la sensation en bouche de la bière, en offrant une légère onctuosité et en influençant la perception de la sucrosité.

De plus, certaines études ont montré que l’inuline, lorsqu’elle est métabolisée par les levures, peut partiellement ralentir la fermentation, ce qui peut être avantageux pour certains types de bières où une fermentation plus douce est recherchée. La chicorée pourrait donc potentiellement moduler le processus de fermentation, influençant à la fois la production de gaz carbonique et la réduction d’alcool, bien que cet aspect mérite encore davantage de recherches pour être pleinement compris.

Malgré ces avantages, l’utilisation de la chicorée dans la bière présente également des inconvénients qu'il convient de maîtriser. La principale difficulté réside dans la gestion de l’amertume. La chicorée, en particulier sous sa forme torréfiée, peut être extrêmement amère, dépassant même l’amertume apportée par certaines variétés de houblon. Cette puissance nécessite une approche précise dans son utilisation, notamment en ce qui concerne le dosage. Un excès de chicorée peut facilement dominer le profil aromatique et rendre la bière déséquilibrée, en masquant les arômes subtils des autres ingrédients.

Une autre difficulté est la variabilité des résultats en fonction du stade d’ajout de la chicorée dans le processus de brassage. Si elle est ajoutée en début d’ébullition, les composés amers de la chicorée sont davantage extraits, créant une amertume soutenue. En revanche, si elle est ajoutée plus tard, ou même pendant la fermentation, les composés volatils et aromatiques sont davantage préservés, avec moins d’amertume mais un impact plus direct sur le profil sensoriel.

Enfin, l’impact de la chicorée sur la fermentation n’est pas toujours prévisible. Dans certains cas, l’inuline contenue dans la chicorée peut être partiellement fermentescible, ce qui peut modifier le taux d’alcool et la production de CO2, ainsi que les caractéristiques organoleptiques de la bière.

 

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Études et recherches sur l’utilisation de la chicorée dans la bière

 

La recherche sur l'ajout de chicorée dans les bières est relativement récente, mais elle a déjà fourni des résultats prometteurs. L'étude menée par Yuriі Buliі et son équipe en 2024 a montré que la chicorée influençait différemment les bières blondes et les bières foncées.

Dans les bières blondes (lagers), l’ajout de chicorée a été observé pour modérer l’amertume typiquement apportée par le houblon, tout en enrichissant la bière d’une légère rondeur. L'introduction de chicorée dans le brassage, à hauteur de 4 % du malt, accompagnée d'une pause  à 55–56 °C pendant 20 à 30 minutes, permet d'augmenter de 1,6 % le contenu en substances réductrices dans le moût. Cette méthode améliore également la fermentation apparente et réelle de 3,9 %, augmentant ainsi la teneur en alcool de 3,2 % et celle de dioxyde de carbone de 10 %. Les bières blondes obtenues présentent une mousse plus stable et plus haute, avec une réduction de l'utilisation de houblon amer de 20 %, passant de 14,8 à 12 g/dal, tout en évitant une amertume excessive. En fonction du degré de torréfaction, la chicorée peut aussi apporter des notes grillées subtiles, sans dominer le profil général. Les bières blondes traitées avec de la chicorée montrent généralement une diminution de l’indice d’amertume (IBU), mais avec un gain en complexité aromatique, notamment des notes florales et épicées selon la variété utilisée.

Pour les bières foncées (stouts, porters), la chicorée torréfiée renforce les arômes déjà présents de malt grillé, de chocolat et de café. L’extraction (ebulltion) à une température optimale de 85–90 °C pendant 90 minutes permet de maximiser les propriétés aromatiques. Les bières contenant 3 % de chicorée montrent une augmentation des substances réductrices dans le moût de 1,5 %, une amélioration de la fermentation de 2,2 % et une augmentation du taux d'alcool de 2,3 %, avec une élévation du dioxyde de carbone de 3,2 %. Ces bières foncées présentent des profils plus intenses, avec des notes de cacao, de caramel brûlé, voire de réglisse. La chicorée agit comme un amplificateur des saveurs maltées, créant une bière plus corsée et riche en bouche. Toutefois, l’amertume globale des bières foncées avec chicorée étant plus prononcée, un ajustement des proportions est nécessaire pour éviter un déséquilibre trop marqué.

D’un point de vue chimique, l’ajout de chicorée n'a pas seulement modifié les propriétés organoleptiques, mais a également influencé la stabilité de la mousse et la couleur de la bière. L’indice de couleur SRM (Standard Reference Method) était particulièrement affecté par la chicorée torréfiée, surtout dans les bières foncées, où elle intensifiait la teinte. Le taux d’alcool n’a pas été significativement modifié dans les tests, bien que l’inuline ait un effet minime sur le processus de fermentation, en agissant comme une source alternative de sucre pour les levures. De plus, la réduction de l’utilisation de houblon amer pour les bières foncées est d’environ 10 %, permet ainsi une réduction des coûts de production.

Enfin, des analyses de fermentation ont montré que la chicorée pouvait jouer un rôle dans la réduction de certains sous-produits indésirables, tels que les alcools fusel ou les esters volatils, améliorant ainsi la clarté aromatique de la bière. Ces résultats soulignent l’intérêt croissant pour l’utilisation de la chicorée non seulement comme ingrédient gustatif, mais aussi comme élément pouvant influencer le processus de fermentation de manière bénéfique.

 

L’utilisation de la chicorée dans la bière apporte un éventail de bénéfices à la fois sur le plan sensoriel et chimique. Elle enrichit les profils gustatifs, notamment dans les bières foncées, tout en modulant les saveurs des bières blondes. Cependant, pour optimiser son intégration, une maîtrise technique rigoureuse est nécessaire, tant dans le dosage que dans le choix du moment d’ajout. Les recherches récentes, telles que celles de Buliі et son équipe, ouvrent la voie à de nouvelles explorations de cet ingrédient fascinant, qui continue de révéler tout son potentiel dans l’univers brassicole.

 

Vincent Ferrari 

NDLA : Un grand merci aux brasseries Motte-Cordonnier et Du Pavé pour leur disponibilité et leur gentillesse. Fun fact : une brasserie parisienne nous a demandé de l'argent pour répondre à nos questions ...

 

Source référence :
Technology of lager and dark beers with chicory roots : nuft.edu.ua/doi/doc/ufj/2024/1/7.pdf
Brasserie du pavé : brasserie-du-pave.fr/pvl/l-ambree/
Brasserie Motte-Cordonnier : bieresmottecordonnier.fr/la-edouard-ambree/

 

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