Production artisanale des boissons traditionnelles en milieu forestier : le cas de la fermentation de la sève du palmier à huile en vin local « Odontol » à l’Est-Cameroun
La bière est l’une des boissons les plus universelles et son histoire en Afrique centrale concerne la région qui englobe le Nord du Nigéria, du Cameroun et le Nord-Ouest du Tchad brassée sur le sol africain depuis plusieurs millénaires. Elle était consommée bien avant la version industrielle venue en Afrique avec les colonisations européennes. La région de l’Est, composée d’une forêt dense et humide estimée à plus de 22 millions d’hectares, sous cette canopée géante évolue le palmier à huile africain « Elaeis guineensis », une essence particulière qui se distingue par ses fonctions économiques, sociales et culturelles. Elle est la source de production d’une variété de boisson fermentée appelée l’Odontol. Produite de façon artisanale par le biais de la transformation des sucres fermentescibles contenus dans de nombreuses céréales et racines. Elle fait partie des attributs cultures de l’identité et des habitudes de consommation des populations locales. Ce riche patrimoine brassicole remarquablement conservés par les peuples de la forêt depuis la période du Cameroun ancien fait la fierté de leur identité et retiens l’admiration pour la qualité de sa chaine opératoire et sa méthode de fermentation. Cette tradition brassicole a subi au fil des années des changements que d’autres manifestations de l’histoire sociale africaine. Elle possède autant de lettres de noblesse que les boissons fermentées occidentales et mérite que son histoire soit écrite. Aujourd’hui, boire, n’est plus qu’une simple volonté d’assouvissement d’un désir naturel, ou la routine d’une anthropologie endogène. Boire de l’eau ou toute autre boisson naturelle, n’a pas la même signification que faire usage d’une boisson produite de façon artisanale, encore moins, les mêmes enjeux. Boire, c’est participer à la construction d’un environnement sociologique comme outils exclusifs d’identification de connaissance, voire de reconnaissance (Bangmo 2013). Malheureusement, les enjeux liés à la mondialisation exposent le savoir-faire des brasseurs de la forêt par le phénomène d’acculturation et « modernité ». Cet état de lieu nous amène dans le cadre de ce travail à nous poser certaines questions : Quelle est l’espèce utilisée pour la production de l’Odontol à l’Est-Cameroun ? quelles sont les différents procédés d’élaboration de cette boisson ? Et, quelles sont les indices archéologiques qui mettent en évidence la consommation de ce nectar ? La fermentation de l’Odontol apparaît alors à la fois comme une pratique culturelle et un patrimoine brassicole à sauvegarder. En conséquence, cette boisson fermentée donne l’occasion de revisiter à travers une étude profonde et détaillées son procédé de fabrication afin de restituer la dynamique anthropologique et ethnoarchéologique des communautés de la forêt pour reconfigurer sa place au sein du patrimoine vinicole. Cette glose sera donc structurée de la façon suivante : un exposé sur le milieu physique et l’implication de la production de l’Odontol, un rapport du contexte de production et de la chaine opératoire et enfin l’interprétation sur sa consommation et les ustensiles utilisés en contexte archéologique.
Milieu physique et implication de la production de l’Odontol
La bière est souvent indissociable à son environnement, la région de l’Est-Cameroun logée dans un cadre écologique propice à l’installation humaine car, la nature et ses composantes offrent des atouts pour la production brassicole.
Un couvert végétal riche : choix des plantes employées pour la fermentation
L’environnement de vie de certain peuple a souvent entretenu des liens étroits avec certains aspects de la vie sociale, politique et économique de ces derniers. Lorsqu’il s’agit de l’histoire culturelle, ces rapports deviennent plus contraignants. À cet effet, cette réflexion nécessite de mettre en relief l’influence du milieu géographique sur la production de l’Odontol et de faire un examen physique du milieu dans ses rapports potentiels avec la dynamique du peuplement de l’Est-Cameroun. Ainsi, la présente partie s’attèle à présenter l’influence du milieu géographique sur la production de cette boisson fermentée.
La végétation est l’ensemble des plantes qui poussent en un lieu donné selon leur nature et a constitué pour les groupes humains anciens, d’importantes ressources. Elle pouvait être utilisée comme aliments, alicaments, et sources d’énergie pour des finalités rituelles, sacrificielles, et funéraires (Gormo et Nizésété 2013 : 587-607). Il a toujours produit à l’homme ses plus anciens outils et armes, son premier refuge et du bois pour le chauffage. La forêt est un élément indicateur de l’ancienne présence humaine sur un site à travers les traces et les modifications et certaines essences qui accompagnent l’homme tel que le palmier à huile africain « Elaeis guineensis ». Comme le reste du plateau Sud-Cameroun, la région du l’Est est le domaine de la forêt dense humide, c’est une forêt de type atlantique, mais pratiquement dépourvue de césalpiniacées. Par contre, on y trouve des peuplements d’Ekoben, perchés et des grands arbres (Letouzey 1968 : 20).
Elle est le prolongement de la forêt Congolaise où elle entre ne contact avec la savane. Presque toutes les variétés de ce domaine y abondent : acajou, fromager, palmier raphier, palmier à huile africain « Elaeis guineensis ». Parasolier ébénier, ayous, caoutchouc sauvage, illomba, moabi, sapeli, limba, sipo et, iroko (Ango Mengue 1982 :121). Le couvert végétal de la région représente l’un des atouts exceptionnel pour les productions des boissons. La flore fournie à cet effet les matériaux de base contribuant à l’amélioration du contexte de production. Les ressources cultivés fournissent en effet, des aliments, des bois pour l’architecture, le mobilier quotidien, les instruments de musique, les armes de guerre et de chasse, outils de pêche, des instruments aratoires et du bois de chauffage et de chauffe (Gormo et Nizésété, 2013, 587-607). De même, l’on observe une civilisation du boire à travers les formes de consommations culturelles dans cette forêt à cause de la présence du palmier africain. Cette essence très prisée par les populations locales a une valeur et un enracinement culturel indéniable.
Choix de la matière première : le palmier à huile
Le vin de palme est consommé en Afrique centrale, du Nord, de l’Ouest et de l’Est. C’est une boisson alcoolisée naturelle extraite sous forme de sève d’un arbre appelé palmier africain. Il existe de nombreuses espèces de palmier soit 27 d’où est extrait le vin de palme et neuf de ces espèces sont originaires d’Afrique. Pour ce qui concerne notre zone d’étude, c’est le palmier à huile africain encore appelé palmier Elaeis guineensis, ou palmier d’Afrique ou encore éléis de Guinée, il appartient à la famille des Arécacées. Mesurant entre 20 et 30 mètres de hauteur à l’état sauvage, sa taille n’excède pas 15 mètres de hauteur lors des cultures. Il est composé :
- D’un tronc de forme cylindrique ayant un port vertical ;
- Des feuilles solides, épineuses, mesurant entre 5 et 7 mètres de long, réunies autour d’un bourgeon végétatif ;
- D’un fruit appelé noix de palme possédant une pulpe épaisse jaune orangé d’où est tiré l’huile de palme. Réunis en régime, la noix est constituée d’une coque dure appelée drupe et d’une amande de laquelle est extraite l’huile de palmiste.
Parler de l’Odontol fait référence au vin de palme parce qu’il constitue la source première de sa fabrication. Déjà, les Babyloniens fabriquaient du vinaigre à partir du vin de palme dès le Ve millénaire av. J.C. Son aspect est celui d’un liquide plus ou moins clair d’un goût aigre et son degré d’alcool se situe de 7,5 à 11,5℅ (al/vol). Le sucre réducteur qui le constitue est d’environ 20g/l à 45g/l, treize acides aminés, acide acétique, lactique, tartique et Son acidité est supérieure à 2,7 g d’acide acétique et son PH est de 3,5 à 4,5. Sa récolte se fait en toutes saisons mais particulièrement en saison sèche, elle constitue une activité annexe de l’agriculture.
Il existe chez les peuples de l’Est-Cameroun deux techniques traditionnelles de cueillette du vin de palme « matango ». La première consiste à récolter la sève au sommet du palmier debout par l’intermédiaire d’une saignée. En effet, l’on coupe en haut de l’arbre une partie de la spathe(Pièce florale en forme de feuille.), puis l’on pratique plusieurs incisions horizontales sur la tige du spadice(bourgeon terminal, une inflorescence en forme de d’épi ), d’où la sève s’écoule vers un entonnoir en feuille de palmier faisant couler la sève dans un vase. Plusieurs fois par jour, l’entaille est ré ouverte pour ne pas bloquer le flux de sève car, un palmier peut produire plusieurs litres par jour. Cette technique permet de récolter pendant plusieurs mois mais, cet arbre ne fera pas de fruits pendant toute la saison (Asiedu 1991). Quant à la deuxième technique, on abat le palmier, suit alors l’opération d’ébranchage jusqu’à l’atteinte du noyau, tendre et de couleur blanchâtre. L’on sectionne ce noyau et l’enveloppe d’un entonnoir traditionnel au bas duquel était posé un récipient contenant des écorces appelées Choueugueu (Garcinia punctata) « bois amer » et des noix de palme mûrs. Ceux-ci donnent du goût au vin en le fermentant et l’opération terminée, le "vigneron" revient le lendemain retaillé et cueillir son "vin".
Figure n°1 : récolte du vin de palme après abatage © F. Ligué Engamba, Haut-Nyong, mai 2015.
Lorsqu’il vient d’être récolté, le jus de couleur blanche laiteux, doux et plutôt sucré est mis dans un bocal pour suivre une fermentation au fil des heures pour produire un vin pétillant, fort et parfois âpre.
Contexte de production de l’Odontol et chaine opératoire
Les boissons traditionnelles fabriquées à partir des produits locaux des pays africains ont des caractéristiques différentes selon les aires culturelles et utilisent les procédés qui, eux aussi, varient d’un pays à l’autre.
Contexte de production
La civilisation du boire est un phénomène historique de longue durée, des migrants en majorité panthéistes ont fui par vagues vers le sud les razzias d’esclaves menées dans la zone soudanienne par les royaumes islamisés. Ils ont rencontré de nouvelles plantes (maïs, manioc, patate douce), de nouvelles techniques de brassage, de nouveaux écosystèmes (la forêt sèche puis la forêt humide plus au sud), des organisations sociales plus stratifiées (royaumes Bamoun et Kwararafa, chefferies Bamiléké) (Berger 2022 : 5). Dans le Sud-Cameroun, ces migrations ont bousculé ou adopté les traditions brassicoles locales. A une échelle plus large, la géographie de la bière de l’ensemble « Centre-Cameroun + Sud-Tchad + Centrafrique » n’a cessé de se reconfigurer entre bières de céréales et bières de tubercules pour inventer de nouveaux procédés de brassage. Ces évolutions techniques sont le reflet des grandes mutations sociales qui ont eu lieu au cours des trois derniers siècles dans cette partie de l'Afrique (Berger 2022 : 5).
Figure 2 : distribution des méthodes de brassage entre le bassin tchadien et le bassin du Congo - Source : Christian Berger, 2022, Histoire de la bière africaine autour du bassin du lac Tchad, p. 120.
La production de l’Odontol est une pratique qui n’est pas très ancienne en milieu rural. Elle a commencé timidement juste après l’indépendance en 1960. Cette pratique vient de la partie septentrionale et sahélienne du Cameroun, où les populations qui y vivent, avaient une longue tradition de consommation de boissons à base du mil ou du sorgho. (Bangmo 2013).Ces habitudes de consommation ont transité par les départements adjacents de la Haute Sanaga et du Mbam et Kim et sont parvenues dans le Sud par l’entremise des marchands migrants. Intéressés par ces boissons, ils ont ainsi stimulé la production locale. Autour des années soixante, c’est-à-dire juste après les indépendances, ces boissons étaient essentiellement destinées à l’autoconsommation et à l’alimentation des travailleurs pendant les récoltes de cacao. C’était une activité marginale pratiquée accessoirement par les femmes (Bangmo 2013).
Procédé de fabrication de l’Odontol
L’Odontol est fabriqué à l’Est-Cameroun depuis des décennies est produit de manière artisanale. Le matériel utilisé est rudimentaire et est constitué des mortiers pour écraser le pisé, une pâte servant à empêcher la vapeur de s’échapper du dispositif de distillation. Des récipients qui étaient constitués autrefois en céramique pour les mélanges et la fermentation ; des marmite de chauffage jadis en poterie et un tuyau naguère en tuyère pour canaliser les vapeurs. Il faut noter ici que ces différents ustensiles étaient fabriqués localement avec de l’argile transformé en terre cuite mais, avec l’arrivée des outils modernes, ils sont remplacés par les objets en aluminium ou le fer. La fermentation du mélange homogénéisé dure pendant 4 à 5 jours, alors vient l’étape de distillation.
Il est à noter que les matières premières utilisées varient en fonction des localités et les produits couramment utilisés sont le maïs, la canne à sucre et la banane plantain. Le vin de palme (matango), l'écorce d’arbre Essok « Garcinia lucida » et le sucre ordinaire (autrefois la canne à sucre) sont utilisés comme ingrédients de fermentation. Selon nos enquêtes de terrain, ces micro-distilleries sont généralement installées dans les champs près des matières premières ou dans les hangars près des cuisines des femmes du village. Les brasseurs peuvent ainsi produire plus de 140 litres d’Odontol par semaine. Ces ingrédients permettent une fermentation rapide durant plusieurs jours, ce qui permet à la fin d’obtenir une boisson possèdent environ 50 degré d’alcool. Le procédé de séparation de ce mélange de substances se fait en deux étapes sous la pression d’une forte ébullition à travers la distillation et la rectification entendue ici comme la séparation de l’alcool éthylique de l’alcool méthylique qui est toxique pour l’organisme. Enfin, le produit fini est conditionné en grande quantité dans de grands récipients (autrefois, canaris) de 20 à 25 litres de volumes et vendu en gros, parfois en détail sur le marché local qui transitera pour approvisionner les marchés urbains.
Selon Bangmo (2013), l’Odontol est une boisson alcoolisée, produit de la distillation des sucres fibreux (glucose et amidon) présent dans le malt, le vin de palme, le sucre de canne et de banane plantain. Il tire son appellation populaire de la publicité visuelle d’un dentifrice du même nom. Les personnes présentes dans les différents spots exhibaient leurs dentitions, pour sans doute montrer l’efficacité du produit à travers leurs belles dents blanches (Abéga 2007 : 166). La boisson en question qui est considérée par certains comme le whisky made in Cameroon, a la particularité de contenir un taux d’alcool élevé (parfois supérieur à 90 %) et qui exige le consommateur à ouvrir, de façon parfois inconsciente, grandement la bouche, de manière à montrer les dents. Ceci en appelle également aux soins dentaires, l’odontologie dont la racine serait Odontol. Elle représente près de 70 % de la consommation des boissons traditionnelles.
La fabrication de cette boisson comme d’ailleurs celle de toute autre se fait traditionnellement sans maîtrise de la méthode de température sur laquelle est basée la distillation semi-industrielle (forme de distillation où le dispositif utilisé est assez modeste.) ou industrielle de liqueur. Cette méthode permet d’ailleurs d’obtenir les différentes boissons en fonction de leurs températures. Pour le cas par exemple de l’éthanol communément appelé Odontol, on peut avoir ce produit à 78 °C. Le méthanol (formol) 65 °C, l’éthanoate d’éthyle à 78 °C, l’eau à 100 °C. À l’exception des autres boissons à base de maïs, l’Odontol est incolore et transparente, aux allures d’une eau potable à première vue. Ainsi, en comparaison avec d’autres boissons alcoolisées telles que le whisky (43 °C), les vins (12 °C), les bières (4 à 7 °C), on peut comprendre aisément les éventuels dégâts qui pourraient survenir chez les consommateurs d’une boisson comme l’Odontol distillée à plus de 90 °C. Pendant nos prospections nous avons eu l’occasion d’observer cinq groupes de femmes de la localité, la photo ci-dessous donne les détails de l’approvisionnement de la distillation.
Figure n° 3 : présentation de l’arsenal de distillation - © N. Bangmo, 2013, « Boire l’odontol dans le Sud-Cameroun ou la politisation d’une question de société », p. 7.
Par sa vitesse de fermentation, le vin de palme est facile et peu couteux à produire. Presque dès la sortie de l’arbre, il tire déjà 1 à 2 degré d’alcool, et en deux heures la sève peut faire 4° et 72 heures après 12°. Après quatre jours, la fermentation acétique prend le dessus et il devient trop acide pour être bu. Il est alors utilisé soit comme vinaigre soit le plus souvent distillé après fermentation pour obtenir de l’alcool fort (Odontol).
Consommation de l’Odontol et outils employés en contexte archéologique
La production des boissons fermentées étant souvent indissociable à leur milieu de distillation, il s’agit ici pour nous de examiner réfléchir sur les outils et leur utilisation à l’appui des recherches archéologiques et ethnographiques effectuées à l’Est-Cameroun.
Réflexion sur la céramique mis au jour dans quelques sites de l’Est-Cameroun
Située en plein cœur de la zone équatoriale, la région de l’Est appartient à un ensemble naturel plus large appelé le plateau sud-camerounais, limité au nord par le plateau de l’Adamaoua, à l’Est par la République centrafricaine, à l’Ouest par les Hauts-plateaux de l’Ouest et la plaine côtière, et au Sud par la Guinée équatoriale, la Gabon et le Congo. Le potentiel de la région en matière d’archéologique en fait l’une des régions propice pour les recherches (Loumpet 1987 ; Delneuf et al. 2002 ; Asombang et al. 2003 ; Mbida et al. 2021 ; Gouem Gouem et Bikaï 2020 ; Ligue Engamba 2020)
Pour matérialiser ce travail, nous avons opté pour l’étude de cas de la céramique récoltée dans le Haut-Nyong qui a servi de cadre d’étude pour la collecte des données, c’est l’un des quatre départements de la région de l’Est-Cameroun. À ce titre, il est située en pleine zone équatoriale avec pour chef-lieu la ville d’Abong-Mbang et il est le département le plus vaste et qui possède également le massif forestier le plus important de la région. Justement, avec une superficie est de 36384 km2, il compte quatorze (14) arrondissements et communes avec une population estimée à 216768 habitants (Rapport MINFOF 2012). Les tessons de céramique sont des documents matériels de l’histoire qui nous arrive en général en fragments. Ils sont sans visage, parce que débarrassés de leurs formes originelles. Ils sont anonymes et muets, parce que victimes de l’érosion qui les dépouille souvent de leurs motifs décoratifs, cet alphabet ésotérique, cette signature porteuse d’un message au contenu perdu. Les pièces entières découvertes avec d’autres reliques dans des sites archéologiques africains ont manifestement éclairé le passé ancien des civilisations africaines (Nizésété 2017 : 96). Il est intéressant ici de montrer la relation entre la morphologie de la poterie et sa fonctionnalité en s’interrogeant sur l’aspect de la forme des récipients, des caractéristiques des pâtes et des techniques du décor du mobilier céramique. Les données archéologiques que nous avons regroupées après recollement des tessons et observation des vases entiers découverts sur le site nous livrent des réponses qui sont complétées par les avis des potières interviewés (Données de terrain de mai 2015).
Figure n°4 : Présentation de quelques tessons de céramiques ayant des décors par incisions, impressions et portant des motifs dans le département du Haut-Nyong - © F. Ligué Engamba, Haut-Nyong, mai 2015.
Les vestiges céramiques collectées en surface ou extraits des couches archéologiques dans le Haut-Nyong sont constitués de bords, de cols, de panses, de fonds, d’anses ou de pieds, informent très imparfaitement sur la morphologie initiale des objets et encore moins sur leurs fonctions. Qu’il s’agisse des pots de transport et de conservation des liquides ou de grains, des marmites de cuisson, des écuelles et des cruches de service des aliments, des pots perforés chauffants et divers récipients cultuels, le mystère reste souvent entier sur la nature et la vocation de ces objets. En effet, l’usage de la céramique est de toute évidence associée à la morphologie des vases. La poterie des sites du Haut-Nyong se présente sous plusieurs formes. Comme nous l’avons indiqué précédemment, nous avons identifié après analyse des tessons, les vases droits, des vases simples à col ouvert, des vases à cols fermés. Les diamètres d’ouverture varient d’un pot à l’autre. La texture, le volume et l’épaisseur sont également tributaires des objets.
Figure n°5 : quelques récipients en céramique utilisés pour la fabrication de l’Odontol - © F. Ligué Engamba, Haut-Nyong, mai 2015.
Il est courant que la poterie en Afrique fût conçue « pour les travaux domestique et pour répondre à certaines exigences matérielles et pratiques du mondes agricole, pastorale, funéraire et cultuel » (Nizésété 2013 : 212).
Á partir des différentes morphologies identifiées sur les sites du Haut-Nyong, nous pouvons déduire que la poterie a eu plusieurs fonctions : le stockage, le transport des liquides et des solides, la cuisson et le service des aliments, les prestations culturelles et ludiques. Les vases fermés sont utilisés pour le stockage, le transport ou encore la cuisson. Ils sont utilisés pour le transport des liquides comme l’eau, le vin de palme ou Odontol, les graines de même que les aliments en cuisson pendant que les vases ouverts sont utilisés pour la lessive, le séchage ou le service du repas (Ligue Engamba 2020 : 381).
Perspectives de recherche
Là où il croît naturellement, le palmier à huile apporte depuis des siècles aux populations locales de nombreux avantages : de l’huile de palme, des sauces, du savon, du vin traditionnel (vin de palme et Odontol), des engrais (cendres), des toitures (feuilles), des matériaux de construction (troncs), des médicaments (racines). Aujourd’hui encore, tous ces usages traditionnels du palmier à huile représentent une partie importante de la culture africaine dans les pays où croît le palmier (Adéyèmi Kouchade et al. 2017). Les études sur les boissons alcoolisées traditionnelles de l’Est-Cameroun sont rares, depuis des décennies, plusieurs études se sont intéressées à l'amélioration de la production des huiles de palme et de palmiste. À l'opposé, le « vin de palme » et ses dérivées (Odontol) ont très peu retenu l'attention des chercheurs. Les rares travaux sur l'extraction du vin de palme et le procédé de fermentation des boissons traditionnelles n'ont concerné que la description des techniques autochtones utilisées par les populations (Antheaume 1972 ; Asiedu 1991 ; Bergeret 1957 ; Essiamah 1992 ; Tuley 1965) et dans le domaine socio-anthropologique (Mbonji 2005 ; Bangmo 2013 ; Otyé Elom 2000, 2012 et 2015). Ces travaux, malgré leur originalité, ne sont que des récits des faits vécus par les auteurs ou le résultat d'enquêtes menées auprès des récolteurs de vin de palme. Même si certains de ces travaux font ressortir les éléments du patrimoine brassicole, aucune expérimentation archéologique rigoureuse n'a jamais été menée pour améliorer les connaissances sur les conditions de fermentation de l’Odontol. En conséquence, les matières premières des boissons fermentées, leur préparation et leur transformation dans cette aire culturelle se fait traditionnellement sur la base des connaissances ancestrales.
L’étude des boissons fermentées à l’Est-Cameroun est l’un des fils qui relie les sociétés du passé à la fois complexes et très différentes dans la longue durée. Son histoire convoque des problématiques essentielles : l’évolution des plantes cultivées, la géopolitique de la civilisation du boire, les migrations de peuples, de techniques et d’idées, la confrontation millénaire entre sociétés toutes azimutes. La question des boissons fermentées est au cœur de ces évolutions et de ces conflits multiséculaires ; surtout la principale d’entre elles, l’Odontol. Elle cristallise des enjeux politico-économiques critiques pour des peuples qui se nourrissent principalement des ressources forestières avec lesquelles l’Odontol est distillé. Un projet sur une archéologie de la bière dans cette région devrait être mis sur pied par des spécialistes en céramologie comme ce fut le cas dans le bassin tchadien (Berger 2022 : 5). Il permettra de décrire l’économie sociale des boissons parmi les principaux groupes de populations de la localité en spécifiant les lieux spécifiques ou non de son élaboration ainsi que les outils employés par les brasseurs et les contextes domestiques.
Ce travail avait pour objectif de décrire en détail la production artisanale de l’Odontol fait à base de la fermentation de la sève du palmier à huile en vin local et à mettre en évidence les indices archéologiques de sa consommation dans la région de l’Est-Cameroun. La collecte de la matière première, le vin du palmier à huile africain Elaeis guineensis et sa fermentation sont les étapes les plus importantes dans cette transformation. Il ressort que l’étude des boissons fermentées en contexte archéologique peut servir de matériaux d’étude car, elles ont un rôle sociologique et ethnoarchéologique très important. Pour cette raison, il est difficile de réduire la place qu’occupe l’Odontol dans la vie des communautés locales, on pourrait par contre perfectionner les techniques traditionnelles de fermentation et améliorer sensiblement les normes de qualité de face aux problèmes de santé des consommateurs. Ce travail pourrait être alors l’amorce d’un essai visant à accentuer les recherches sur cette boisson traditionnelle très appréciée mais qui tend à disparaître en milieu urbain au profit des liqueurs importées.
Hanse Gilbert MBENG DANG - Université d’Ebolowa (Cameroun) et Fernando LIGUE ENGAMBA - Université de Ngaoundéré (Cameroun)
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